Coronavirus : face à l’angoisse, 

Télé-Accueil est en première ligne



Enquête réalisée par Julien El Hasnaoui
Observatoire social de Télé-Accueil Bruxelles – © Octobre 2020
Courriel : [email protected]

S’il ne fait nul doute que la crise du Covid-19 et les mesures prises pour endiguer la pandémie ont temporairement mais drastiquement marqué nos vies et nos façons de vivre, comment les appelant.e.s de Télé-Accueil Bruxelles ont-ils été impacté ? Pour le savoir, les données statistiques dont l’ASBL dispose ont fait l’objet d’une analyse menée par son Observatoire social. Dans la foulée, 12 écoutant.e.s du service d’écoute téléphonique ont été interviewé. 

 

Le 107 est un numéro d’appel gratuit, confidentiel et accessible 24h/24 et 365 jours/an, pour toute personne désirant trouver « quelqu’un à qui parler ». 
 

 

Voici quelques extraits des observations qui ont été faites : 

 

A la lumière des données statistiques et des interviews, il apparaît que durant la période s’étalant du 18 mars (début de la première vague de coronavirus en Belgique) au 24 octobre 2020, le nombre d’appels reçus (85.872) s’est amplifié par rapport aux appels enregistrés durant la même période de l’année 2019 (71.874). Ce qui représente une augmentation moyenne de +16,3 %, au regard de l’année antérieure. Autrement dit, de plus en plus d’appels sont adressés aux écoutants bénévoles des services d’écoute de Télé-Accueil Bruxelles. L’influence du contexte particulier n’y est évidemment pas étrangère. 

 

Le nombre d’appels décrochés a également progressé (+7.8 %) mais dans des proportions moins importantes. Ces indicateurs traduisent l’impact que les mesures successives édictées par le Centre National de Sécurité (CNS) puis par le Comité de Concertation (CC), vacillant du confinement vers le déconfinement, au gré de la situation sanitaire et de l’évolution de la pandémie de SRAS-COV 2[1], ont eu et qu’elles continuent d’avoir sur la vie socioéconomique, sur la santé psychologique ainsi que sur l’état de bien-être général des bruxellois et plus particulièrement de celles et ceux qui ont manifesté le besoin d’être entendus par les services de Télé-Accueil Bruxelles. 

 

Au sujet de la thématique du coronavirus (de l’épidémie de SRAS-COV-2, du confinement, du déconfinement, des données et des mesures prises et de ce que tout cela implique), il faut bien convenir qu’en ce qui concerne les centres de Télé-Accueil wallons et bruxellois, ainsi que néerlandophones (106, Télé-Onthaal) dès les premiers signes avant-coureur annonçant une crise nationale et internationale d’ampleur, cette thématique Covid-19 est très vite devenue incontournable et centrale. Sa fréquence au sein des appels a ensuite sensiblement fluctué, pour emprunter la trajectoire d’une courbe sinusoïdale, en fonction de l’actualité récente : 

 

Ainsi, aux préambules de la crise, les appels évoquant la question du coronavirus/du confinement, etc. en thème principal ou subsidiaire représentaient 40,9 % du total des appels décrochés à Télé-Accueil Bruxelles. Puis, à travers l’analyse des fiches d’appel, on remarque une augmentation considérable de ces appels, se situant autour de 54, 3%, ce qui, dans le courant du mois de mai, correspondait à plus d’un appel sur deux. 

 

A partir du mois de juin, période qui s’illustre par une première tentative de déconfinement, ces appels sont redescendus en dessous de 24,1%. Ensuite, l’annonce d’un regain de contamination et d’un reconfinement à l’initiative du Centre National de Sécurité (CNS) au cours de la dernière semaine du mois de juillet, voit une recrudescence des appels où la problématique du coronavirus est évoquée (correspondant à 42,5% du total des appels enregistrés). Des appels qui redescendront progressivement pour ne représenter plus qu’un appel sur 6 (16,9 %) au début du mois de septembre. Actuellement les appels où sont évoqués la problématique du confinement, de la pandémie et des mesures prises remontent très clairement et représentent près d’un appel sur 2 (45,4%). 

 

Hormis l’importance des thèmes liés aux évènements inédits, les sujets évoqués lors des appels ainsi que les profils des appelant.es demeurent dans l’ensemble (c’est-à-dire au niveau des grandes catégories) inchangés au regard des années antérieures. Ce sont toujours les appels concernant la solitude, les relations interpersonnelles et le lien social (22,6%), la santé mentale et physique (21,7%) ainsi que l’actualité (8,5%) qui figurent parmi les thèmes les plus abordés au téléphone (107). Pour ce qui est du profil des appelants, ce sont en majorité des femmes qui appellent (63%). Plus de trois quart des appelants sont relativement âgés et se situent entre 45 et 75 ans. 78% sont seuls, isolés. 85 % des appels sont émis par des personnes qui se retrouvent sans activité professionnelle officielle (cpas, mutuelle, handicap, chômage, pensionnés, étudiants, femmes au foyer, etc.). 

 

Quant aux heures d’appel, force est de constater que des appels nous arrivent à toute heure. Comme en période « normale », lors de cette semaine singulière, il y eut des heures de basse fréquentation (entre 3 heures et 7 heures du matin) et des heures de haute fréquentation (entre 10 et 11 heures et entre 20 et 23 heures). Mais il n’y a pas eu d’heures creuses. Au plus haut, c’est-à-dire entre 21 et 22 heures, on a enregistré en moyenne 56 appels décrochés au mois de juillet 2020 (contre comparativement 31 appels décrochés au cours de la dernière semaine de mois de juillet 2019). 

 

En dépit des aménagements qu’il a fallu mettre en œuvre, à partir du printemps de l’année 2020 tels que la mise en œuvre de l’écoute à domicile, supervisions et réunions d’équipes organisées par visioconférence, Télétravail pour les membres du staff, par exemples, nos capacités n’ont malheureusement pas permis de répondre à l’entièreté des demandes d’écoute adressées au 107. Néanmoins, malgré les circonstances parfois périlleuses quant à l’usage de certains outils de communication, de moyens de transport ou de méthodes de travail, nommément, chaque jour, des citoyens et des citoyennes volontaires se sont tenus présents, pour en accueillir d’autres. Parmi les appelants, on retrouve naturellement les habitués (52%) pour qui Télé-Accueil peut, à certains moments ou de façon récurrente, représenter un lieu de refuge, un interlocuteur rassurant dans un contexte sanitaire et médiatique globalement cafardeux. 

 

Et puis, en proportion, on a constaté une augmentation de « nouveaux » appelants (+13.7%), pour la plupart « fraîchement » limités dans leurs contacts sociaux et dans leurs activités, ayant subies de plein fouet les conséquences de la crise, semblant souvent désemparés et qui, pour différentes raisons, ont exprimé le besoin de dire ce qu’ils vivaient, de livrer une partie de leurs angoisses, d’eux-mêmes, en composant le 107 et les services de Chat-Accueil, afin  de rompre l’isolement et d’entrer en contact avec quelqu’un. On a tendance à l’oublier : les relations sociales sont une condition sine qua non de la santé mentale. Or, le confinement a restreint nos contacts sociaux. Il ne fait nul doute : être forcé de rester chez soi a des effets négatifs sur les appelants. 

 

Au regard, de l’analyse qualitative des témoignages des écoutant.e.s., l’impression majoritaire est que les appelant.e.s. (73%) ne comprennent pas bien les mesures prises par le CNS puis par le CC : 

  • Contradictions relevées parmi les différents experts quant à l’usage du masque, de l’efficacité des tests, du nettoyage des mains, de la distanciation sociale, des activités, des lieux et des personnes qu’ils peuvent fréquenter.
  • Problème de complexité et de lisibilité pour savoir qui fait partie des personnes que les appelants sont autorisés à voir (bulle de 5, de 4, nombre de personne dans la même pièce, etc.), dans quel cadre, jusqu’où peuvent-ils aller en voyage, alors que les consignes semblent changer continuellement ? Cela suscite chez les appelants, un sentiment d’instabilité et des angoisses profondes.
  • Mécontentements et désaccords ; certains fustigent les mesures, d’autres, y voient un « complot » ou une entrave aux libertés les plus élémentaires.
  • Une proportion estime qu’au contraire les nouvelles mesures prises sont indispensables mais qu’elles ne sont pas toujours bien mises en œuvres, ni respectées par les citoyens, voire qu’elles seraient insuffisantes.
  • Une question qui revient souvent à travers les témoignages : pourquoi ne pas avoir maintenu le confinement plus longtemps ? Il aurait peut-être fallut organiser des tests de dépistage de façon plus systématique ou isoler spécifiquement les « clusters », ces nouveaux foyers de contamination ? 

Autre problème majeur qui transparait à travers l’analyse des fiches d’appel : en Région bruxelloise, une frange substantielle des appelant.e.s n’ose plus se rendre à l’hôpital, par peur de ne plus être prise en charge (car jugée non prioritaire), d’être contaminée ou placée en quarantaine. Il y a donc clairement un risque que certaines pathologies ou maladies ne soient plus traitées. 

 

Par ailleurs, de nombreux appelants qui ont potentiellement été en contact avec l'agent infectieux ont été contraints de devoir s'isoler à la maison ou dans un lieu dédié. Il s’agit de la quarantaine, ou plus précisément de la « septaine », puisqu’en cas de contact avec une personne contaminée, c’est une restriction de mouvement de minimum 7 jours qui est préconisée en Belgique, suivie d’un examen obligatoire d'amplification des acides nucléiques (PCR) qui comme pour la « Chlamydia trachomatis », permet de diagnostiquer rapidement les infections causées par les micro-organismes. 

 

De même que le confinement de masse, la « quatorzaine » ou la « septaine » sont souvent vécues comme des expériences désagréables pour ceux qui la subissent. Nous en avons également fait l’expérience, après qu’un de nos collègues ait été testé positif. Des appelant.e.s ont vu leur état de santé se dégrader faute de soins ou de contacts sociaux, d’autres ont perdu leur travail suite à la crise ou n’en ont pas trouver, d’aucun sont victimes de troubles anxieux et ne se sentent pas suffisamment soutenus, en particulier celles et ceux qui appellent des maisons de repos, des centres de santé mentale ou celles qui se retrouvent seules chez elles, sans visite. 

 

Aujourd’hui, 29 octobre, on constate bien sûr globalement que les gens sont plus fragiles et désemparés qu'avant le mois de mars... La plupart des appels (62%) expriment des sentiments d’inquiétude (pour les proches qui se situent dans des zones à risques ou pour le futur qui paraît incertain), d’abandon (l’impression de ne plus pouvoir compter sur ses proches ou d’être mis à l’écart), de frustration (de ne plus avoir la liberté d’entreprendre, de bouger librement, par exemples) et manifestement de solitude considérable (83% des appels recensés). 

 

La séparation d'avec les êtres chers, la perte de liberté, l'incertitude quant à l'état de la maladie peuvent avoir des conséquences psychologiques négatives : symptômes de stress-post-traumatique, confusion, colère, peur, frustration, ennui, stigmatisation… La listes des effets du confinement est longue. Or, comme on l’a vu par le passé, une partie de la population demeure fragile, d’un point de vue psychologique et social. 

 

Avant la crise, un certain nombre de nos concitoyens éprouvait déjà des difficultés à se loger, à se former, à s’insérer sur le marché de l’emploi à Bruxelles, notamment. Pour toutes ces personnes qui se situaient dans un état de vulnérabilité, bénéficiant de services divers (soins psychiatriques, soins de santé, soutien économique, scolaire, assistance sociale, etc.), on observe que les périodes de confinement ont été associées à des difficultés quotidiennes supplémentaires, allant jusqu’à faire basculer certains appelant.e.s dans la précarité ou dont l’état psychologique est inquiétant. 

 

L’on voit combien la crise du covid-19 à travers sa dimension sanitaire mais aussi économique, politique et sociale est non seulement révélatrice des “dysfonctionnements” de notre société - mettant en lumière ce qui semble poser problème, aux uns et aux autres - mais combien elle a aussi contribué à aggraver des situations d’inégalités et des difficultés préexistantes... en Région bruxelloise. 

 

La crise du coronavirus a manifestement coloré le contenu des appels. De nouvelles problématiques sont apparues et semblent même s’être greffées sur d’autres plus anciennes, plus structurelles : les relations interpersonnelles conflictuelles, les relations de voisinage, les violences domestiques, les deuils des proches des victimes, la méfiance à l’égard du gouvernement, les pertes d’emploi et de revenu, les angoisses liées à l’incertitude, à l’actualité politique et médiatique ambiante, la recherche de bouc-émissaires, etc. 

 

Quand s’ajoute à cette situation inédite l’angoisse d’être contaminé, ou la perte d’un être cher, l’on mesure combien cet intervalle de temps du confinement au déconfinement peut sembler anxiogène et difficile à vivre. Il l’est d’autant plus pour les personnes seules qui n’ont personne à qui parler. 

 

A Télé-Accueil Bruxelles, les vécus des appellant.es, nous rappellent opportunément ce que nous semblions avoir oubliés : combien l’interdépendance entre les êtres humains et la nature est primordiale mais également à quel point l’interdépendance entre les êtres humains l’est tout autant car une fois que l’on tombe - que l’on soit malade, handicapé, isolé, en situation de précarité ou pour les personnes âgées, sans abri, sans papier, prisonniers, réfugiés, etc. - il est difficile de se relever en l’absence d’autrui. Ceci confirme à nouveau l’importance qu’il y a reconsidérer les liens sociaux au sein de nos sociétés contemporaines. Le projet de Télé-Accueil s’inscrit dans cette dynamique-là. 

 

L’on se rend compte que sans lien, sans toutes ces petites mains, trop souvent invisibles, qui œuvrent au bien-être des autres dans les secteurs de la santé, du nettoyage, des transports, de l’agriculture, de l’aide aux personnes… mais également sans la présence, l’accueil et l’écoute de celles et ceux qui se rendent disponibles, quitte à prendre des risques pour assurer la continuité des services dont beaucoup d’autres dépendent, les conséquences sociales de la crise du Covid-19 auraient probablement été encore bien plus dramatiques qu’elles ne le sont. 

 

Pour faire face à cette demande d’écoute grandissante, des volontaires ont expérimenté l’écoute à domicile, d’autres pour qui le lien social est primordial préféraient se rendre physiquement dans les bureaux d‘écoute de l’asbl, tous étaient présents au téléphone, prêt à accueillir le flux soutenu d’appelant.e.s exprimant le besoin d’être écoutés. Ils ont ainsi pris la température psychologique de nos concitoyens. C’est de cette expérience de solidarité dont il convient de témoigner ici car bien que peu présents sur les devants de la scène médiatique, largement occultée par la Covid-19, qui nous concernent tous (de près ou de loin), tous ces volontaires forment un pilier important de la structure de soutien psychologique et social sur lequel tout notre édifice sociétal repose. 

Encore merci à eux ! 

 

NB : Une prochaine recherche reprenant toutes ces questions avec l’ambition d’analyser les causes et les conséquences profondes de cette crise sanitaire inédite paraîtra prochainement.